Dominique Thiéry (BRGM)

Dominique Thiéry (BRGM)

Dominique Thiéry a achevé en 2021 ses activités au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), axées principalement sur la modélisation hydrologique et hydrogéologique au service de questions de gestion de la ressource en eau et des risques. Impliqué dans le projet PREMHYCE depuis son origine et ensuite dans le projet CIPRHES, il quitte aujourd’hui le contexte professionnel. Retour sur ce parcours de plus de quatre décennies dans les eaux de surfaces et souterraines.

Entretien réalisé le 15 novembre 2021:

Dominique Thiéry, qu’est-ce qui vous a décidé à travailler dans le domaine des sciences de l'eau et quel y a été votre parcours professionnel ?

A l’origine, il s’agit d’une rencontre un peu fortuite avec le domaine de l’eau. Au sortir de mes classes préparatoires au lycée Charlemagne à Paris au début des années 1970, j’avais le choix de rentrer dans différentes écoles d’ingénieurs. À ce moment-là, ma route a croisé en vacances celle d’un ami italien qui m’a dit au détour d’une conversation que les prochaines guerres seraient des guerres de l’eau. Cela m’a interpelé et je me suis alors naturellement orienté vers une école sur l’eau, l’École nationale supérieur d’hydraulique et de mécanique de Grenoble (ENSHMG, aujourd’hui ENSE3). La formation a été très complète et mes professeurs étaient des personnes qui ont marqué l’hydrologie en France, comme Charles Obled, Philippe Bois qui nous racontait ses travaux aux îles Kerguelen sur le climat et la neige, Daniel Duband, Pierre Guillot qui avait introduit la méthode du Gradex pour les crues, ou encore Antoine Craya qui travaillait sur la turbulence. J’ai d’ailleurs eu l’occasion d’en recroiser ensuite certains dans mes activités professionnelles.

Au cours de mes études, un stage réalisé à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS-Eau) au Québec, avec des problématiques de gestion de grands barrages dans la baie de James dans le nord du Québec et de reconstitution du climat, m’a beaucoup intéressé et m’a conforté dans mon choix de poursuivre dans ce domaine. À ma sortie d’école, je suis alors parti faire une année complémentaire d’études aux États-Unis, dans le cadre d’un Master of Science en génie civil à l’université de Californie à Berkeley, avec notamment des travaux en hydraulique et sur le transport solide. J’y ai eu la chance de côtoyer d’autres grands noms du domaine, comme David Todd en hydrogéologie ou Jim Harder qui, à la suite de Hans Albert Einstein, travaillait sur le transport des sédiments en rivière (en plus d’être un spécialiste des OVNI !). Je n’ai pas fait de PhD à la suite de ce Master, je n’étais pas très au courant à l’époque des possibilités dans ce domaine.

De retour en France en 1975, une connaissance m’avait alors parlé d’une petite annonce du BRGM qui cherchait un ingénieur dans le domaine de l’eau à Orléans. J’ai postulé et ils m’ont embauché. Après une période d’essai de deux ans qui était la pratique à l’époque, j’ai eu un CDI et j’y ai fait toute ma carrière. À l’époque, les activités du BRGM étaient très orientées sur le domaine minier, l’eau était un peu marginale, mais il y avait des spécialistes dans de très nombreux domaines, de la géologie à la géochimie, de l’informatique à la géotechnique et à la géothermie ce qui était passionnant. L’institut avait des effectifs beaucoup plus conséquents qu’aujourd’hui (jusqu’à 2200 contre 1000 environ maintenant après l’externalisation de la branche ingénierie). Avec le temps, la question de l’eau et de l’environnement a pris de plus en plus d’importance au sein du BRGM, avec les problématiques de gestion des ressources souterraines notamment.

Fontaine de Vaucluse
La Fontaine de Vaucluse : de la nappe souterraine à la rivière

À mon arrivée, j’ai intégré une équipe Aménagement du territoire, dont le nom a changé plusieurs fois ensuite, pour revêtir une dominante plus hydraulique. Cette cellule était composée de personnes d’horizons divers, avec des relations simples entre collègues, une hiérarchie peu pesante et un encouragement à l’innovation. Mon activité a été principalement centrée au début sur des applications de modélisation de nappes souterraines puis rapidement également sur le développement de codes de calcul pour l’hydrogéologie et l’hydrologie, avec une finalité d’applications opérationnelles.

La modélisation a donc été au cœur de vos travaux sur plus de quarante ans. Quels ont été les grandes étapes et principes de développement de modèles ?

Au début de mon activité au BRGM, j’ai beaucoup travaillé avec Pierre-Alain Roche avec lequel je m’entendais très bien, et cette collaboration a été très fructueuse et source de nombreux développements en hydrologie de surface. Il fallait tout inventer pour répondre à des questionnements très pratiques qui nous arrivaient des collègues et pour proposer des solutions concrètes, avec un souci d’efficacité. À l'époque, différents modèles hydrologiques étaient développés en France, par exemple le modèle CREC à Montpellier ou le modèle de  F. Mero.

Ces modèles étaient assez complexes et plutôt que d’entreprendre la difficile tâche de les simplifier, j’ai préféré repartir de schémas de modélisation plus simples et les complexifier progressivement, dans une approche que l’on peut qualifier de descendante. Nous avions des problématiques assez diverses, par exemple calculer une pluie efficace, évaluer la relation entre pluie et niveau de nappe, développer des optimiseurs, etc. Je me souviens notamment d’un travail avec un statisticien M. Canceill qui venait de la Sofres, avec lequel nous avions développé une méthode de déconvolution d’un hydrogramme unitaire. Cela a conduit à élaborer progressivement différents constituants d’un modèle hydrologique, parfois avec l’aide de stagiaires. J’ai ensuite assemblé ces modules dans ce qui est devenu le modèle GARDENIA notamment.

Parallèlement, j’ai beaucoup investi dans le développement du code de calcul d’hydraulique souterraine que j’ai appelé MARTHE (Modélisation d'Aquifères par maillage Rectangulaire en régime Transitoire pour le calcul Hydrodynamique des Écoulements). C’est un code largement plus volumineux que celui de GARDENIA, avec de l’ordre de 100 000 lignes de code, qui a beaucoup évolué et s’est complexifié au cours du temps.

Modélisation avec MARTHE
Modélisation avec MARTHE des écoulements souterrains du système nord-aquitain

Tous ces codes ont été développés en Fortran. Au début, il fallait faire appel à des trésors d’ingéniosité pour économiser la mémoire, rendant les codes parfois difficiles à comprendre pour de simples utilisateurs. Les calculs se faisaient sur des centres de calcul via des cartes perforées, préparées par des personnes spécialisées pour les codes les plus volumineux et les temps de calcul étaient longs. Avec le temps, ces contraintes ont été moins limitantes. L’usage des micro-ordinateurs s’est développé, les pratiques de programmation ont largement évolué, et les calculs se faisaient sur les machines individuelles. Aujourd’hui, on revient de plus en plus vers l’utilisation de clusters de calcul centralisés, pour répondre aux besoins croissants des modèles en ressources de calcul.

Dans mon parcours, je n’ai quasiment jamais fait quelque chose qui ne serve à rien, j’ai toujours essayé de répondre à des besoins formulés par des collègues, partenaires, etc. Ça demandait parfois de remettre en cohérence des développements un peu hétéroclites, avec l’objectif que ça puisse être réutilisé. Je n’ai jamais cru au modèle omniscient prôné par d’autres, qui pourrait simuler toutes les variables possibles. J’ai préféré partir de choses simples. À l’époque de mes débuts, cette approche était également cohérente avec les moyens de calcul disponibles.

Comment avez-vous choisi le nom du modèle GARDENIA ?

À l’époque, les modèles du BRGM portaient souvent des noms de codes pas très parlants. Je voulais plutôt donner à mes modèles des noms faciles à retenir, et j’ai donc créé de nombreux acronymes. Un de mes premiers modèles hydrologiques s’appelait CREATUR, combinant CREC et le modèle de Turc. J’ai aussi développé un modèle d’hydraulique souterraine qui s’appelait SITAR pour SImulation en Transitoire À mailles Rectangulaire, ou un autre qui s’appelait CATHERINE pour CAlcul THéorique de l’Effet d’une RIvière sur une NappE.

Au début des années 1980, j’ai mis au point, avec Pierre-Alain Roche, le modèle que j’ai appelé GARDENIA pour modèle Global A Réservoirs pour la simulation des DÉbits et des NIveaux Aquifères, ce qui reflétait bien les objectifs de ce modèle. Plus tard, j’avais proposé à un stagiaire de réfléchir à une version en grappe de ce modèle, et c’est comme ça qu’est apparu le modèle EROS, modèle d’Ensemble de Rivières Organisées en Sous bassins.

Modélisation avec EROS Loire
Modélisation avec EROS du bassin de la Loire (100 000 km2) découpé en 368 sous-bassins. Écoulement moyen

Y a-t-il un projet ou une réalisation qui vous a particulièrement marqué ?

J’ai contribué à de très nombreux projets, avec des objectifs variés, et il est difficile d’en retenir un en particulier. Dans mon parcours, j’ai toujours eu le souci de développer des modèles qui puissent servir concrètement, et j’ai donc orienté mes contributions vers ce type de projets avec des objectifs finalisés. Parmi les projets marquants pour moi figure le projet GEWEX Rhône, au début des années 2000. C’est un des premiers projets de recherche en France qui visait à quantifier les impacts des changements climatiques futurs sur un grand bassin versant, avec l’objectif d’alerter les gestionnaires de l’eau sur les changements à venir. Le BRGM avait été associé pour sa compétence sur la modélisation des nappes. Nous avions travaillé en particulier sur la modélisation de la nappe alluviale de la Saône avec le modèle EROS, mais nous avions peu de données disponibles en piézométrie et c’était donc un défi scientifique intéressant.

Les nombreuses rencontres faites dans le cadre de colloques nationaux et internationaux dans plus de 35 pays (Chine, Inde, USA, Mexique, Russie, Égypte, Arabie, Maroc, etc.), ou de cours réalisés dans différents pays, par exemple au Vietnam, furent également très marquantes pour moi. Les échanges scientifiques y ont toujours été très stimulants et source d’ouverture.

Vous avez été impliqué dans le projet PREMHYCE dès son démarrage il y a une dizaine d'années et ensuite dans le projet CIPRHES. Que retenez-vous de cette aventure de long terme ?

C’était un projet effectivement intéressant, dans sa perspective opérationnelle de produire des prévisions de débits d’étiage de rivières pour les gestionnaires. Cela faisait écho à des travaux que j’avais pu mener sur la prévision des niveaux de nappes souterraines à moyenne ou longue échéance. Le groupe PREMHYCE rassemble des personnes d’origines diverses, et les discussions techniques ont toujours été très constructives, par exemple sur la façon de quantifier les incertitudes, de choisir les fonctions objectif pour caler les modèles, etc.

Quels sont les aspects sur lesquels vous avez vu de nets progrès au cours de votre parcours, et ceux sur lesquels vous jugez qu’il y a encore des progrès à faire ?

J’ai le sentiment que l’on a bien progressé sur la modélisation du continuum atmosphère - surface - souterrain, avec l’intégration de la géochimie ensuite. Ça a contribué à dépasser ce que Jean Margat appelait « l’hydroschizophrénie », en décloisonnant eau de surface et eau souterraine alors traitées séparément. Je pense que l’approche multidisciplinaire associant météorologues, hydrologues, hydrauliciens, hydrogéologues, géochimistes, a été une vraie richesse et a permis de réelles avancées.

Il reste du travail sur la quantification des incertitudes, la comparaison de modèles pour mieux comprendre leurs limites et complémentarités, et les approches multi-modèles. La quantification des impacts des changements climatiques sur la ressource en eau reste également un large champ d’investigation, avec de forts enjeux sur les infrastructures et les usages.

Allez-vous conserver un lien avec le domaine de l'eau dans les années qui viennent ?

Oui, je préfère les transitions en douceur que les coupures brutales. Le début de la retraite n’est pas synonyme pour moi d’arrêt instantané de mes liens avec mon domaine d’activité professionnelle, même si cela me laisse évidemment la liberté de m’investir dans bien d’autres hobbies. Dans l’immédiat, je contribue à finaliser des travaux de publication en cours, en collaboration avec des collègues. J’avais aussi des publications plus personnelles restées en suspens depuis longtemps, que je n’avais jamais réussi à finaliser, et que je voudrais mener à bien. Je continue également à orienter ou conseiller les personnes qui me sollicitent. Sur le plus long terme, nous verrons comment les choses évoluent… au fil de l’eau.

Quels conseils donneriez-vous aujourd'hui à des jeunes chercheurs ou chercheuses démarrant leur cursus dans le domaine des sciences de l'eau ? 

Je reprendrais cette phrase que m’avait dite un jour Jean Margat : « Gardez votre spécificité ! ». Il est important que chaque jeune chercheur/chercheuse puisse s’affirmer sur le domaine qui l’intéresse et le/la motive, sans se faire phagocyter par de multiples sollicitations externes. Il faut parfois savoir résister aux vents contraires ! Il est important de veiller à garder son indépendance de pensée et son objectivité quel que soit le contexte.

Dans le même temps, il faut rester ouvert aux suggestions et savoir prendre des risques pour développer des choses nouvelles. Un deuxième conseil serait donc d’oser prendre des risques. Je pense à ce propos que le projet CIPRHES, tout en étant ambitieux, sera un succès.

Loire à Orléans
Écoulements extrêmes : la Loire à Orléans (hiver 2017)

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Pour en savoir plus sur quelques modèles :